"Whiplash" Le bruit de l'onanisme musical anhédonique en duo. Pour mon plus grand plaisir. [SPOILER ALERT]

Rédigé par Jeey - 10 février 2015 - 2 commentaires

[ATTENTION ! Je livre ici mon avis, mon ressenti, mes questions, mes remarques sur un film que je viens de voir. Si vous ne l'avez pas vu, ne lisez pas ce qui suit pour garder un peu de suspens !]

SYNOPSIS :
Andrew, 19 ans, rêve de devenir l’un des meilleurs batteurs de jazz de sa génération. Mais la concurrence est rude au conservatoire de Manhattan où il s’entraîne avec acharnement. Il a pour objectif d’intégrer le fleuron des orchestres dirigé par Terence Fletcher, professeur féroce et intraitable. Lorsque celui-ci le repère enfin, Andrew se lance, sous sa direction, dans la quête de l’excellence...

Mon avis :

Vous vous en doutez bien, surtout si vous avez vu la bande annonce, ce n'est pas un film Disney, ce n'est pas "Glee" ou "Un, dos, tres". Dans ce film, ne compte que l'accès à la perfection absolue; perfection recherchée par Terence Fletcher, un professeur de jazz exigeant, mais aussi par le jeune Andrew Neiman, jeune batteur décidé. C'est d'ailleurs autour de ce couple que va se construire le film. Deux acteurs remarquables, notamment Miles Teller (Andrew) qui incarne d'autant mieux ce jeune musicien qu'il a dû lui aussi s'entraîner très dur pour arriver à jouer de la batterie (il a interprété lui-même pratiquement 3/4 des morceaux du film.

Un duo entre un moyen et un mauvais

  Le casting est d'autant meilleur qu'Andrew est physiquement assez banal (je suis sûr que certaines dames lui trouveront un charme certain ceci dit)(mais je dis ça parce que je suis sûr qu'il y en existe qui me trouve(nt) un certain charme aussi)(on se rassure comme on peut); il n'a rien d'un sex-symbol. Il est juste un gars moyen, d'un milieu moyen, fils d'un père moyen, petit gringalet à côté de ses frères sportif ou militaire. Et c'est certainement en opposition à ce "moyennisme" familial qu'il se lance à corps perdu dans la musique. Lors d'un repas de famille, Andrew envoie balader sa famille où chacun se gargarise d'être un "grand" dans son domaine... grands mais de deuxième catégorie (un sportif de 3ème division, un père écrivain, enfin, surtout prof de banlieue). Cette scène n'est pas d'une finesse extrème, 3 ou 4 personnages y font leurs apologies avant de se faire remettre à leur place par le petit Andrew; faut-il bien ça pour être sûr que nous ayons compris ? Bien entendu, Fletcher, le professeur acariâtre, ne manquera pas de tanner Andrew sur le fait d'être un simple musicien moyen et, pire, ne valant pas mieux que son père. On remarquera que ce père est présent constamment tout du long du film, la mère et les frères n'apparaissant quasiment jamais. Mais cet homme est discret, il murmure, n'agit pas et est pratiquement invisible. Presque inutile. Finalement, il est là juste pour que nous gardions en tête ce contre quoi lutte Andrew.
  Car c'est bien là qu'est l'enjeu pour Andrew. La musique n'est qu'un moyen et non une fin en soi. Tout au long du film, il ne cherche qu'à être le meilleur. Il ne montre aucune passion pour la musique, n'écoutant en boucle que des extraits de morceaux de batterie, ou du Charlie Parker, auteur du "meilleur solo qu'ait connu la Terre" selon Fletcher. À aucun moment, on le voit prendre plaisir à écouter de la musique. Mais on y reviendra, vous verrez.

  Attardons-nous bien entendu sur l'autre membre de ce couple : le professeur merveilleusement interprété par JK Simmons, aka Terence Fletcher. L'homme qui te balance une chaise plus vite que son ombre. Qui te squalpe à la première fausse note. Qui bouffe un élève à chaque petit déjeuner. Il ne pourrait même pas avoir le rôle du bad guy dans le prochain James Bond tellement il est méchant. Mais tout compte fait, on se dit que ce maître d'orchestre est certainement un musicien raté. Un esthète avec l'oreille absolue certes, mais incapable de jouer au niveau qu'il attend du moins bon de ses musiciens. Il n'apprend rien à ses élèves, il se contente de les menacer, de jouer avec leurs nerfs et leurs émotions pour les mettre plus bas que terre en espérant que, dans le lot, apparaisse le nouveau "Charlie Parker" qu'il appelle de ses voeux. Il n'éduque pas, il élimine, il ventile, il disperse. À tort ou à raison (le pauvre bouboule qui se fait insulter car il aurait joué faux. Finalement, ce n'était pas lui mais un autre. Peu importe, il a eu le tort de ne pas être sûr)(et de ne pas être physiquement conforme aux attentes du jazz-band de Fletcher)(un repère de beaux gosses quand même, il faut le reconnaître)(sauf Andrew, mais c'est fait pour, il est moyen lui). Enfin, voilà donc notre CHEF d'orchestre usant de toutes les cordes de la maltraitance psychologique pour écrémé la crème de la crème. Un sérieux complexe d'infériorité doit certainement expliquer cela.
  Le seul à s'opposer à lui sera bien entendu Andrew. Nullement pour remettre en cause sa pédagogie mais pour garder coûte que coûte son poste de batteur officiel, de battu officiel, jouant ainsi à tour de rôle le dominant et le dominé, trop heureux d'avoir enfin une figure paternelle avec plus de caractère que son gentil-papa-nounours (et merde... j'suis un gentil-papa-nounours moi aussi...).

  Mais au delà de ce combat de coq, cette relation dominant-dominé, prof-élève, "Whiplash" pose également une bonne question :

Qu'est-ce qu'un bon musicien ?

(disclaimer : Alors, je vous préviens ici que ce que je vais expliquer ne vient pas tout de moi. Je suis un non-musicien absolu et mes quelques cours de solfège ne m'ont laissé aucun souvenir -enfin, si, je sais lire quelques notes quand même. Cet avis est principalement basé sur les dires d'une amie, musicienne, passée par le conservatoire, professeure dans une école mixte cours/musique. Cet avis est apparemment partagé par le réalisateur du film, lui aussi batteur et passé par les conservatoires).
  En effet, l'objectif de Fletcher et d'Andrew est d'atteindre le pinacle musical en devenant une star parmi les stars, le musicien numéro 1. Intéressante perspective s'il en est car le réalisateur met ainsi le doigt sur un écueil de l'apprentissage musical actuel : la recherche de la perfection technique comme seul et ultime but. "Whiplash" montre clairement quel est le but recherché dans cette filière "classique" d'apprentissage : la technique, la technique et rien que la technique. Seul exercice d'Andrew : garder les 400 battements par minute sans bouger d'un iota. Ou atteindre 335 bpm précisément, pas un de plus, pas un de moins. À aucun moment dans le film n'est fait mention d'un élément simple et qui me parait nécessaire : le plaisir. Pire (mieux?), le plaisir est proscrit ici ! L'idée même d'avoir une petite amie est rejetée par Andrew (comme la petite amie pour le coup); jamais Andrew, ni même Fletcher, ne prennent du plaisir. Ah ! si ! une fois, en toute fin de film, où ils se retrouvent dans un club de jazz autour d'une bière pour discuter. Mais à ce moment là, l'un a abandonné la batterie et l'autre s'est fait viré de son école. Par ailleurs, les concerts donnés ne le sont que dans le cadre de concours, où l'on mesure la performance du jazz-band. Les seuls applaudissements du film ont lieu lors de la prestation piégée pour l'ouverture d'un festival. Même lors de la scène finale, après cette version d'anthologie de Caravan (que j'écoute en boucle depuis), nul applaudissement. Dernière note, clap de fin. Pas besoin de public, pas besoin de plaisir. Ç'aurait pu être de l'onanisme musical pour Andrew et Fletcher. Mais ils sont deux et n'ont pas de plaisir. Je vous laisse soin de me trouver un qualificatif.

  Outre l'absence de plaisir, on constate aussi l'isolement social d'Andrew. Outre avoir repoussé cette charmante vendeuse de popcorn, Andrew n'est jamais filmé avec quelque autre musicien du jazz-band. Ce manque de lien social n'est pas propre à Andrew mais est imposé par Fletcher dans son jazz-band; tout le monde se lève et regarde ses pieds quand le chef d'orchestre entre, personne ne parle, n'échange, ne discute, si ce n'est pour se critiquer. Cet isolement musical est poussé jusqu'à l'extrème quant, à la fin du film, Andrew rate totalement sa prestation sur un morceau "surprise", incapable d'improviser, de s'adapter et d'accompagner ses compagnons de scène.
Pour certains, et je conçois totalement leur avis, la musique doit être avant tout être plaisir et échange, plaisir de jouer pour soi, pour les autres, avec les autres, échange entre les musiciens et le public; la technique n'étant pas une fin en soi. Cette approche joyeux et quelque peu non-chalante est à l'opposée de ce que prônent les conservatoires (mon amie me racontait ces jeunes enfant de 10-12 ans, systématiquement en pleurs après un cours de flûte, en stress permanent avant les passages d'examen annuels au conservatoire). Cette forme d'apprentissage a détruit bien des musiciens en herbe apparemment.

  Un peu de beauté dans un monde de brutes, forcément, en forme de happy end, apparait à la fin du film quand Andrew interprète son fabuleux solo final de batterie. Non pas parce qu'il signe un superbe exploit technique, mais parce qu'enfin il prend le dessus sur Fletcher, lui impose ses envies; et Fletcher, enfin, joue son rôle de professeur en l'accompagnant, en le conseillant, en l'aidant enfin. Et ce sera Andrew qui donnera le clap de fin du film d'un regard signifiant à Fletcher la fin du morceau.

 

Finalement,

Ce film, je ne voulais pas aller le voir. Ça traite de jazz, de musique, de perfection, d'apprentissage. Je suis loin de ce monde là. Et pourtant, c'est un vrai coup de cœur. Car j'y ai énormément appris sur ce qui fait ou pas un bon musicien (notamment en en discutant après la séance). J'ai aussi craqué pour la bande originale avec quelques morceaux fabuleux. Avis de non-mélomane convaincu (mais qui aime quand même plutôt de la bonne musique. Et Stromae.). Le montage, le rythme, le scénario plus fin qu'à la première lecture font que j'ai pris un énorme plaisir à voir ce film qui m'a interrogé, qui nous a interrogé. Et c'est aussi ces interrogations et les réflexions qu'il a fait naître qui en font un bon film.

Maintenant que je vous ai tout spoilé, vous pouvez aller le (re)voir !
 

 


Le tôlard

2 commentaires

#1 mardi 17 février 2015 @ 15:21 manu' a dit :

OUAH !!!

Ça c'est courageux (ou ?) de faire des billets de blog de plus de deux phrases ! Et ils sont lus ?!... Vrai !?

Je partage pas toute ton analyse, mais comme je viens de lancer le youtube, qu’insidieusement tu as jugé bon ou utile ou..., enfin NÉCESSAIRE !!! de mettre à ta fin d'article, j'ai déjà la tête ailleurs.

Des "malades" comme Fletcher, des psychopathes de la perfection (qui n'est pas de ce monde, encore que des fois ça y confine...), des "sergents-chefs" de telle ou telle discipline qui écrasent tout sur leur passage, et surtout celles et ceux qui aspirent à la maîtrise qu'ils représentent dans leurs (plus ou moins) inconscients, on en a tous subis (putain de solo... oui toujours sur le Caravan/youtube de ton article), ils nous ont fait nous vautrer, morfler, désespérer, c'est clair. Pauvres types (au sens large, y'a des femmes dans le lot).

Mais, et sans renier que ce soit pas franchement une pédagogie qui m'inspire personnellement, pour ces "Fletcher" que j'aurais connus, ils m'ont appris qu'entre un bon et un très bon (pour pas dire un excellent), il y a monde. Un travail, un dépassement. Plus : une plongée en apnée dans les tréfonds de son propre être pour aller chercher ce qu'on n'y imaginerait jamais autrement. Et que sans un méga pousse au cul, c'est ultra rare de l'atteindre par sa simple volonté. Car ce n'est plus qu'une seule question de volonté, mais vraiment d'arrachement. Un truc trop pénible pour s'y lancer tout seul "comme un grand".
Quant aux meilleurs (Bird, Miles, Chet, ...), ça relève de "l'élection", ou kind of.

Ouais, ce film est chargé de messages...
Et si on a déjà vu quelques films sur le jazz, j'ai vraiment apprécié qu'il soit cette fois-ci sur la batterie, ici enfin érigée à autre chose qu'un simple "faire valoir" d'une riche mélodie.
Moi j'aime le jazz, toujours aimé. Mais ce film, je l'ai vu avec une spectatrice qui connaissait pas, qui s'y intéressait pas, bien que musicienne (lyrique). Maintenant le jazz lui cause profond en elle, et c'est pas rien.

Biz!

#2 samedi 21 février 2015 @ 19:57 Jeey a dit :

Je n'en sais rien si ces articles sont lus ! Ceci dit, ton commentaire prouve que oui, apparemment :)

Je n'ai pas d'avis sur les Fletcher en règle général... Mais si effectivement, je veux bien croire que pour devenir un très bon musicien, il soit nécessaire de trouver des ressources au delà de celles qui s'expriment naturellement. Ceci dit, quels sont les moyens qui doivent y mener ? Je pense qu'il existe de nombreuses voies. Dont celle pratiquée par Fletcher. Pourquoi pas, hein.
Mais je pense que ce film n'est pas un film "politique" qui veut démontrer quelque chose. Par contre, il montre beaucoup. Et cet article est ce que je vois derrière l'histoire et les choix scénaristiques. Beaucoup moins sur l'apprentissage musical que sur l'histoire de ces deux hommes, pourquoi ils en sont là et où ils vont (ou ne vont pas). J'y vois surtout l'histoire de deux hommes. seuls.

Et pour (re)conclure sur la partie purement musicale de ce film, il aura réussi à me toucher et à me donner envie d'écouter plus de jazz :)

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